JEAN
RUUSBROEC
L'amour,
c'est-à-dire le Saint-Esprit, ne s'écoule ni à partir de
la nature féconde, qui est la paternité, ni à partir du Père
en train d'engendrer son Fils, mais à partir du Fils naissant comme une
personne différente du Père. Le Père regarde le Fils naissant,
et toute chose en lui et avec lui, qui est la vie de toute chose; et le Fils en
retour regarde le Père, fécond dans le fait d'engendrer, et il se
regarde lui-même et toute chose dans le Père. De ce regard mutuel,
à l'intérieur de la même et unique nature féconde,
jaillit l'amour, qui est le Saint-Esprit, celui qui lie le Père au Fils,
et le Fils au Père. Par cet amour, les Personnes sont étreintes
et traversées; par lui aussi, elles refluent dans l'unité à
partir de laquelle le Père engendre sans cesse. Cependant quand bien même
elles refluent ainsi dans l'unité, elles ne peuvenet cependant pas y rester,
car la nature est féconde. Cette génération et ce reflux
dans l'unité, voilà l'ouvrage de la Trinité, et comment il
y a en elle Trinité des personnes et unité de la nature. En cette
Trinité, Dieu opère toutes ses uvres. À partir de l'unité,
il y a génération et reflux des Personnes, en faim d'amour et en
grand désir. Celles-ci n'y demeurent cependant pas, car l' unité
est féconde et le fond propre d'où proviennent les Personnes. Elle
est donc le mode le plus élevé, au dessous de l'absence de modes.
Dans ce mode cependant,
cette unité n'est pas la béatitude fruitive de Dieu, car elle consiste
dans la fécondité de la nature, où il ne peut y avoir de
fruition qui se prolonge. Car la béatitude fruitive de Dieu est située
dans l'absence de modes, là où les Personnes s'écoulent au-delà
en l'essence sans modes de Dieu, chacune selon sa propriété personnelle.
Parce que cette sublime nature est remplie de sagesse éternelle, de bonté,
de libéralité, d'amour infini et de miséricorde, le Père
toutpuissant s'incline vers le bas et regarde tout ce qu'il a créé
avec sagesse. Il l'ordonne et le régit avec discernement, il l'ajuste à
lui avec amour (...). Ceux
qui, en ce degré, ont conduit à sa perfection le don divin de conseil,
ressemblent au Christ dans son humanité. L'on peut trouver trois sortes
de personnes qui ressemblent à la sublime Trinité de Dieu et à
sa digne humanité : les premières sont ressemblantes par nature,
mais imparfaites; les secondes le sont surnaturellement et sont parfaites, chacune
dans son degré; les troisièmes sont ressemblantes et bienheureuses,
chacune selon la noblesse de ses mérites.
La
première ressemblance, naturelle mais imparfaite, se trouve chez tous ceux
qui pratiquent les vertus sans l'impulsion du SaintEsprit et sans le
divin amour: Ils pratiquent des uvres bonnes avec une intention étrangère,
c'est-à-dire pour un avantage temporel ou pour quelque motif étranger
à Dieu; ou ceux qui les pratiquent en mécréants ou en étant
opposés en quelque point à la sainte Église, aux sacrements
ou à la foi. Quelle que soit la ressemblance dont ils font montre,
ou quelles que soient les grandes uvres qu'ils opèrent, ils ne peuvent
être parfaitement ressemblants sans la grâce de Dieu.
Même
au cas où, grâce au désuvrement et à l'absence
de tout souci terrestre, grâce aussi à la clarté de leur raison
naturelle et à leurs puissances recueillies dans l'essence, ils sentiraient
le penchant naturel que toute âme possède vers son origine (car
tout ce qui est créé est suspendu dans sa propre cause comme dans
son propre repos), et s'enfonceraient ensuite dans leur essence, s'étant
perdus euxmêmes et n'agissant plus ni au-dehors ni au-dedans (c'est-à-dire
sans amour et sans connaissance), tout cela ne serait que temps perdu, car ils
ne ressemblent pas à Dieu.
En
effet, ni l'Esprit de Dieu ni le divin amour ne sont désuvrés
dans la grâce ni dans la gloire. C'est pourquoi ces personnes-là
ne vont pas au-delà d'elles-mêmes, mais ce qu'elles ressentent n'est
que le penchant naturel qu'elles possèdent vers leur origine qui est Dieu.
Car personne ne peut savourer la fruition divine à moins de ressembler
au Christ et à la Sainte Église. En effet, c'est par le moyen de
cette ressemblance que l'on peut être uni à Dieu.
Parce que ces personnes ne sont pas parfaitement ressemblantes, elles veulent
se vouer au repos et renoncer aux uvres des vertus. Car elles se visent
elles-mêmes dans toute leur vie, se prenant pour de grands esprits puisqu'elles
savourent leur fond et sentent l'absence de modes. Mais si elles étaient
poussées au-dehors par la grâce de Dieu vers toutes les vertus, dans
le divin amour, et à nouveau attirées au-dedans, grâce à
l'impatience et à la fougue d'amour, et si elles étaient ensuite
transportées au-delà, dans la sur-essence de Dieu, grâce à
l'amour de fruition, pour savourer Dieu selon le mode de Dieu, elles pratiqueraient
toutes les vertus, semblables en cela au Christ et aux saints, et elles leur seraient
ressemblantes sur le plan des modes, tout en étant sans cesse suspendues
dans l'absence de modes, avec un amour de fruition.
La
deuxième ressemblance est surnaturelle et parfaite, pour chacun selon
son degré. Il s'agit de tous ceux qui sont mus par la grâce de Dieu
et par le divin amour, en vue de quitter le péché, de pratiquer
la vertu, et de viser Dieu, sa gloire et leur propre béatitude. Tous ceux-là
sont parfaitement ressemblants, chacun selon son degré. Selon qu'ils
ont davantage de grâce et pratiquent plus de vertus, ils sont plus élevés
et plus ressemblants. En ce degré, ils en restent cependant toujours à
la ressemhlance et n'accèdent pas à l'unité.
(...)
La troisième espèce est celle des bienheureux qui sont dans
la gloire. Ils sont aussi ressemblants dans la lumière de la gloire, chacun
selon ce qu'il a mérité dans la lumière de la grâce.
Comme le Christ dans son humanité était la ressemblance la plus
parfaite en grâces et en dons divins, il est aussi la ressemblance la plus
élevée dans la gloire, car c'est de sa plénitude que
nous avons tous reçu, et ce que nous sommes dans la grâce et ce que
nous serons dans la gloire. Le Christ aussi était sans cesse poussé
hors de l'unité, grâce au toucher de son Père, vers toute
vertu et vers tout besoin corporel et spirituel, et il refluait à nouveau
vers elle, grâce au désir et à l'impatience d'amour. Il ne
pouvait cependant pas prendre son repos dans l'unité, à cause du
toucher du Père, et parce que, à ce degré-là, il était
et il est toujours la ressemblance de la Trinité, elle qui est féconde
en elle-même et qui ne peut demeurer dans l'unité de la nature.
À ce degré,
le Christ était et est toujours ressemblant; il possédait la grâce
et il possède maintenant la gloire, à la mesure de sa capacité
de saisir en tant que créature. À ce degré, tous les hommes
bons portent la ressemblance de Dieu dans la grâce et aussi dans la gloire.
Et comme tous sont ressemblants, tous aussi s'écoulent vers l'unité.
Ils ne peuvent cependant pas atteindre cette unité à la manière
dont les Personnes divines y sont établies, car l'unité des hommes
bons est située dans le fond propre des puissances, à savoir dans
le mode créé qui est le plus élevé, mais qui reste
en dessous du mode divin. Car un mode créé est mesurable, tandis
que le mode des Personnes divines est sans mesure.
C'est
pourquoi l'on ne peut atteindre le mode divin à l'aide de la lumière
créée, ni non plus l'unité des Personnes, qui est la Paternité.
Car l'unité des créatures est une ressemblance de cette autre unité,
et celle-ci, qui est divine, se tient au-delà de la première. C'est
pourquoi celle-là est impatiente, parce qu'elle doit rester éternellement
ressemblance et ne pourra savourer Dieu selon son mode à lui. C'est bien
là toute la noblesse de ce degré, car l'homme y connaît et
y aime à la lumière créée, c'est-àdire
dans la grâce et dans la gloire. Il ne peut donc savourer l'unité
vers laquelle s'écoulent les Personnes avec une sagesse sans mesure et
un amour insaisissable. En effet, en ce degré, les saints demeurent toujours
une ressemblance de Dieu, dans la grâce et dans la gloire, et ni la grâce
ni la gloire ne pourront jamais être si grandes qu'elles deviennent sans
mesure.
C'est
pourquoi aucune ressemblance ne peut être établie dans l'unité,
tout en demeurant ressemblance. Or, en ce degré, il nous faut à
jamais demeurer ressemblance, car la gloire subsiste toujours dans la vie éternelle,
et ne peut disparaître. Que ce soit dans la grâce ou dans la gloire,
l'homme n'y connaît que selon son mode à lui, qui est un mode créé,
à la lumière de la grâce ou de la gloire. C'est bien là
toute la noblesse de ce degré, car c'est de là que naissent la faim
et l'impatience du désir, parce que l'on ne peut atteindre ni savourer
celui qu'on aime, selon son mode à lui, dans un rassasiement parfait.
Cf.
Traduction d'A. Louf dans Jan van Ruusbroec, Ecrits III : Le Royaume des Amants,
coll. Spiritualité occidentale 4, éd. Abbaye de Bellefontaine, 1997,
p. 97-99.
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