Texte
de Jean Cassien (Jean
Cassien, théoricien du monachisme latin : un
passeur entre le monachisme oriental égyptien et celui de l'occident- 5e
siècle) Sur
le discernement
DEBUT
DE LA DEUXIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ MOYSE :
DE LA DISCRÉTIO
Je
me souviens qu'autrefois, étant encore enfant, j'habitais la partie de
la Thébaïde où se trouvait le bienheureux Antoine. Quelques
anciens solitaires vinrent le visiter pour apprendre le moyen d'acquérir
la perfection. Leur conférence dura depuis le soir jusqu'au jour suivant,
et la plus grande partie de la nuit fut consacrée au sujet qui nous occupe.
On s'arrêta surtout à rechercher quelle était la vertu ou
l'observance religieuse la plus capable de préserver les solitaires des
piéges et des illusions du démon , et de les faire arriver le plus
directement et le plus sûrement au sommet de la perfection. Chacun donna
son avis, selon l'attrait de son esprit. Les uns proposaient les veilles et les
jeûnes, parce que l'âme mortifiée acquiert une grande pureté
de coeur et de corps, et s'unit plus facilement à Dieu. Les autres indiquaient
les privations et le mépris de tout ce qui peut captiver l'esprit et l'empêcher
de s'élever à Dieu. D'autres
disaient que c'était la solitude, au fond d'un désert, où
l'on peut s'entretenir plus familièrement avec Dieu, et s'attacher plus
intimement à lui; d'autres enfin, que c'était la charité,
les bonnes oeuvres auxquelles Notre-Seigneur promet plus spécialement dans
l'Évangile le royaume des cieux, lorsqu'il dit : « Venez, les bénis
de mon Père, posséder le royaume qui vous est préparé
depuis la création du monde. J'ai eu faim, et vous m'avez donné
à manger; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire, etc.
» (S. Matth., XXV, 34.) Tous discutèrent les vertus qui pouvaient
conduire plus sûrement à Dieu, et la nuit se passait ainsi rapidement,
lorsque le bienheureux Antoine prit enfin la parole : Tous les moyens que vous
venez de recommander, leur dit-il , sont utiles et nécessaires à
ceux qui ont soif de Dieu, et qui désirent par-venir à lui; mais
l'expérience et les chutes d'un grand nombre ne nous permettent pas de
croire que vous ayez indiqué le moyen principal et infaillible. Combien
de fois, en effet, avons-nous vu des religieux observer des veilles et des jeûnes
rigoureux, se cacher dans la solitude, se dépouiller entièrement,
de manière à ne pas posséder un denier et de quoi se nourrir
un seul jour, pratiquer enfin avec ardeur toutes les oeuvres de charité,
et cependant tomber tout à coup dans des illusions funestes, et au lieu
de terminer leur tâche dans la ferveur et la sainteté, n'aboutir
qu'à une fin déplorable!
Pour
connaître la vertu principale qui conduit à Dieu, il suffit de rechercher
la cause des illusions et des chutes de ces solitaires. Ils pratiquaient parfaitement
les vertus dont nous avons parlé ; mais la discrétion leur manquait,
et ils n'ont pas su persévérer jusqu'à la fin. S'ils sont
tombés, c'est uniquement parce qu'ils n'avaient pas assez écouté
les enseignements des anciens Pères; ils n'avaient pu acquérir cette
vertu de la discrétion qui conduit entre les extrêmes, et apprend
au religieux à suivre la voie royale, ne s'égarant jamais à
la droite des vertus, c'est-à-dire dans l'excès de la ferveur ou
dans les folies de la présomption, et ne se laissant pas non plus entraîner
à la gauche des vices, c'est-à-dire dans la tiédeur et le
relâchement, sous prétexte de ménager son corps.
Cette
discrétion est l'oeil et la lumière dont le Sauveur parle dans l'Évangile.
« La lumière de votre corps est votre oeil : si votre oeil est clair,
tout votre corps sera lumineux; mais si votre oeil est mauvais, tout votre corps
sera
ténébreux. » |